Pour en finir avec les « créatures des provinces » : réexaminer le statut constitutionnel des municipalités
Introduction
Les municipalités sont des « créatures des provinces », dit un refrain souvent repris par les juristes et les analystes politiques. Or cette façon insolite et réductrice de désigner un ordre de gouvernement de la fédération canadienne en minimise le poids démocratique et constitutionnel. Elle incite en outre au désengagement des citoyens face à leurs institutions municipales, ce qui affaiblit le contrôle exercé sur les décisions des municipalités et la responsabilisation de ceux qui les prennent.
L’expression perpétue aussi l’idée que les municipalités sont un organe administratif des provinces. Elle passe ainsi sous silence leur nature fondamentalement politique. Et elle réduit les responsabilités municipales à des enjeux mineurs nécessitant des mesures apolitiques et pragmatiques. Le débat sur le racisme systémique au sein des services de police offre pourtant un exemple flagrant du caractère politique des autorités municipales. Les règlements municipaux et leur application ont aussi d’énormes conséquences sur qui est-ce qui détient réellement le pouvoir. S’il est vrai que le zonage réglemente officiellement l’utilisation des terres, par exemple, il régule également les populations en déterminant indirectement qui peut utiliser l’espace disponible et à quelles fins[1]. Ces règlements pourraient être conçus pour refléter et favoriser la diversité des populations urbaines dans plusieurs domaines de compétence essentiels à leur vie quotidienne, comme les règlements municipaux sur les normes du bâtiment. Mais on est encore loin du compte[2].
L’un des défis fondamentaux de la fédération canadienne consiste à concrétiser le potentiel des administrations municipales en reconnaissant leur poids démocratique et constitutionnel. Le Canada doit ainsi appliquer le « principe du fédéralisme » aux relations unissant les villes aux autres ordres de gouvernement. Selon la Cour suprême du Canada, ce principe apporte « une réponse politique et juridique aux réalités du contexte social et politique », il est « inhérent à la structure de nos arrangements constitutionnels » et a « triomphé » d’éléments de la Constitution écrite qui semblaient le contredire, puisqu’il a servi à interpréter ces éléments[3]. L’application pleine et entière du principe du fédéralisme nécessite de renforcer l’autonomie des municipalités pour qu’elles puissent gérer les collectivités locales selon leur diversité territoriale. Elle fait aussi appel à la créativité afin de penser une nouvelle approche qui favorisera leur participation aux institutions fédérales et provinciales et aux processus intergouvernementaux. Je soutiens ici que les lois qui établissent et délèguent les pouvoirs des municipalités (et créent les systèmes municipaux) devraient relever d’une catégorie particulière du droit constitutionnel, soit celle des « lois organiques », qui sont des lois ordinaires, non inscrites, et constitutionnelles par leur objet et leur importance. Dans la tradition constitutionnelle britannique, largement fondée sur des conventions constitutionnelles non écrites, les lois organiques servent à établir clairement par écrit certaines règles constitutionnelles pour les distinguer des lois ordinaires qui régissent des domaines comme la santé et les transports. Les auteurs du Régime politique canadien, influent ouvrage sur la Constitution canadienne, considèrent les codes provinciaux des droits de la personne comme un « exemple illustratif » [traduction] des lois organiques du régime constitutionnel du Canada, qui incorpore des éléments du constitutionnalisme à la fois britannique et américain. Les codes des droits de la personne sont des lois provinciales non inscrites mais n’ont rien d’ordinaire puisqu’elles « portent sur des droits fondamentaux comme l’égalité et la protection contre la discrimination[4] » [traduction]. Étant donné que les systèmes municipaux conçoivent des règles sur la répartition des pouvoirs entre deux ordres de gouvernement et sur la création d’organes législatifs (les conseils municipaux), j’estime qu’ils relèvent davantage de lois organiques comme les codes des droits de la personne que d’autres lois ordinaires régissant des domaines politiques spécifiques[5]. Il faudrait donc les considérer comme des éléments non inscrits des constitutions provinciales écrites. Et même si ces constitutions sont des éléments distincts de l’ordre constitutionnel canadien, elles existent dans un cadre constitutionnel élargi qui limite leur action et repose sur des principes sous-jacents. Ainsi, les lois provinciales qui établissent les systèmes municipaux traduisent et renforcent d’importantes valeurs constitutionnelles au sein des provinces mais aussi dans la Constitution (notamment les principes du fédéralisme et de la démocratie mentionnés plus haut). Autrement dit, la création et la modification de lois municipales ont une plus grande portée constitutionnelle au sein d’une fédération et d’un ordre constitutionnel attachés au principe du fédéralisme.
Comme la Loi constitutionnelle de 1982 permet aux provinces de modifier unilatéralement leur constitution (sous d’importantes réserves), les constitutions provinciales se prêtent à une certaine souplesse constitutionnelle. Contrairement aux coûteuses procédures de révision applicables à d’autres parties de la Constitution, un vote à la majorité simple leur suffit pour adopter des modifications considérables. Mais il manque de mécanismes pour protéger les municipalités contre les modifications décidées unilatéralement par les provinces et leur accorder plus de pouvoirs dans la gouvernance de leurs propres collectivités.
Cet essai propose de recourir aux restrictions en matière de « mode » et de « forme », à savoir des restrictions procédurales que s’imposent les organes législatifs pour limiter la promulgation de textes de loi[6]. Ces restrictions stabiliseraient les systèmes municipaux au sein des constitutions provinciales sans les rigidifier inutilement. On pourrait ainsi concevoir certaines dispositions (comme celles que j’évoque plus loin) de sorte qu’elles soient à la fois respectueuses de la démocratie, de l’autonomie et de la stabilité des villes tout en tenant compte des intérêts des communautés politiques provinciales élargies.
Créatures des provinces : doctrine et débat constitutionnels
Les constitutions définissent « un ensemble de règles qui établit d’autorité aussi bien la structure que les principes fondamentaux d’un régime politique[7] » [traduction]. La Constitution canadienne diffère de la plupart des autres puisqu’elle n’est l’objet d’aucun document unique mais se compose plutôt d’éléments divers : lois inscrites, lois organiques non inscrites, conventions constitutionnelles, jurisprudences et autres[8]. On considère généralement que la Constitution canadienne est formée de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la Loi constitutionnelle de 1982, même si elle est sensiblement plus complexe que la teneur de ces deux lois inscrites, dont la première établit le Canada en tant que fédération assurant la répartition constitutionnelle de l’autorité législative entre les gouvernements fédéral et provinciaux.
L’article 92 de la loi de 1867 dresse la liste des domaines d’autorité législative exclusivement provinciaux. Son paragraphe 8 est consacré aux « Institutions municipales dans la province ». Il décrit un type de pouvoir législatif différent des domaines d’autorité législative précités, qui concerne la création de municipalités en tant qu’organes gouvernementaux territoriaux et démocratiquement élus, c’est-à-dire des entités qui « permettent aux résidents d’une région géographique donnée de fournir des services d’intérêt général » ayant historiquement « répondu au désir des collectivités locales d’exercer leur autonomie gouvernementale[9] » [traduction]. Les municipalités sont aussi des organes législatifs qui promulguent et appliquent des lois municipales, appelées règlements administratifs étant donné que leur autorité juridique relève des lois provinciales.
Ceux qui considèrent les municipalités comme des « créatures des provinces » estiment que puisque la Constitution établit qu’elles relèvent de la compétence législative des provinces et ne forment pas un ordre de gouvernement indépendant, il faudrait conclure qu’elles ne possèdent ni reconnaissance ni poids constitutionnels. Parmi les exemples illustrant clairement la prépondérance et les effets de cette doctrine, signalons la décision de 1997 de la Cour de justice de l’Ontario en défaveur de la contestation de la Loi de 1997 sur la cité de Toronto, qui créait unilatéralement une « mégaville » en en fusionnant six, malgré la vive opposition de certaines municipalités et de nombreux citoyens. La loi a été contestée par cinq des six municipalités fusionnées (dont East York), des associations citoyennes et des individus[10]. Mais la décision East York v. Ontario, dont nous traduisons ici des extraits, n’en affirme pas moins que les institutions municipales ne « possèdent pas de reconnaissance constitutionnelle », qu’elles « sont une créature du pouvoir législatif et n’existent que si la législation provinciale l’autorise », qu’elles n’ont « aucune autonomie indépendante et que leurs pouvoirs sont susceptibles d’être abrogés ou révoqués par la législation provinciale », et qu’elles « peuvent uniquement exercer les pouvoirs qui leur sont conférés par la loi[11] ». Plus généralement, le tribunal a cité Andrew Sancton, expert reconnu des gouvernements locaux, selon qui les municipalités canadiennes ne disposent « d’aucune protection constitutionnelle contre les lois provinciales qui viennent modifier sans leur consentement leurs structures, fonctions et ressources financières[12] ».
Depuis les années 1990, les Canadiens ont vu l’effet de ces restrictions dans les nombreuses réorganisations que les provinces ont imposées à des municipalités ou des citoyens qui n’y avaient pas consenti. La plus saisissante remonte à 2018, quand le gouvernement ontarien a décidé de réduire fortement l’effectif du conseil municipal de Toronto pendant que la ville était en période électorale.
Systèmes municipaux et constitutionnalisme provincial : une autre interprétation constitutionnelle
Un autre important obstacle empêche de repenser les municipalités comme éléments organiques des constitutions provinciales : leur existence a été occultée sinon oblitérée dans la recherche universitaire[13], l’imaginaire populaire constitutionnel et les débats « mégaconstitutionnels[14] » des dernières décennies — des débats progressivement dominés par la répartition des pouvoirs et la représentation des provinces dans les institutions du fédéralisme infranational, notamment le Sénat. D’où l’intérêt de revoir l’article 92 sous un nouvel éclairage en l’examinant non seulement sous l’angle du partage des pouvoirs mais aussi des constitutions provinciales. Ce faisant, on constate qu’il énumère des domaines d’autorité législative liés à des politiques publiques ou des champs de compétence précis, mais qu’il jette aussi les bases nécessaires au développement de traditions en matière de constitutionnalisme provincial. Son premier paragraphe renferme ainsi cet élément crucial de toute constitution[15] : le pouvoir des provinces de modifier leur propre constitution.
Ce n’est pas parce que les auteurs de la Constitution n’ont pas créé un troisième ordre de gouvernement qu’on doit supposer qu’ils n’accordaient aucune valeur à la démocratie municipale et aucun poids constitutionnel aux municipalités. Le fédéralisme moderne relevait à l’époque d’un cadre constitutionnel inédit[16], et les provinces elles-mêmes étaient des structures embryonnaires en cette « ère coloniale » de la fédération[17]. Il aurait donc été prématuré d’y intégrer les municipalités en tant qu’ordre de gouvernement distinct, doté de son propre pouvoir législatif et budgétaire. Cela aurait créé une rigidité impossible à gérer, car la Constitution ne prévoyait alors aucun mode de révision de la répartition des pouvoirs entre gouvernements. Quoi qu’il en soit des intentions de ses auteurs, la Constitution est un document évolutif qu’il faut interpréter à la lumière des valeurs démocratiques actuelles et de principes constitutionnels sous-jacents.
Municipalités, valeurs fondamentales et ordre constitutionnel du Canada
Pourquoi les provinces créent-elles des administrations municipales ? Dans quel but ? Rappelons que les raisons présidant à la répartition des pouvoirs entre provinces et municipalités s’apparentent fortement à celles qui conduisent à l’instauration d’une fédération. Les deux types de partage des pouvoirs relèvent de méthodes de répartition territoriale qui renforcent les grands principes démocratiques. Elles protègent les libertés en empêchant qu’un seul organe législatif exerce tous les pouvoirs. Elles protègent l’égalité en décentralisant les institutions politiques pour stimuler la participation au processus décisionnel. Et elles contribuent au bien-être des populations locales en adaptant les services offerts aux différentes communautés politiques et en rendant ces services plus efficaces[18]. Selon David Cameron, le partage provincial-municipal des pouvoirs possède un « statut quasi constitutionnel » du fait de sa contribution à la vie démocratique des provinces[19]. Ce point de vue a gagné en importance depuis que la Cour suprême du Canada a établi que la « démocratie » et le « principe du fédéralisme » sont des valeurs constitutionnelles sous-jacentes de l’ordre constitutionnel du pays[20]. Des valeurs fondamentales soutenues par la tendance des provinces à voter des règlements qui autonomisent les municipalités en créant des systèmes municipaux et des chartes de la ville, mais aussi par la propension des tribunaux à interpréter plus largement l’étendue des pouvoirs municipaux.
Face à cette progression du principe du fédéralisme dans les systèmes municipaux, il faut toutefois légiférer avec le plus grand soin. Même en acceptant que les municipalités disposent en droit provincial d’une forme organique de reconnaissance constitutionnelle, elles restent insuffisamment protégées en cas de modifications unilatérales à leurs institutions, limites et pouvoirs démocratiques.
Les restrictions en matière de mode et de forme : un mécanisme de protection juridique
Pour répartir les pouvoirs entre provinces et municipalités, il faut des moyens plus souples que ceux qui servent à leur partage entre les gouvernements fédéral et provinciaux. L’adoption dans certaines provinces de règlements municipaux plus habilitants[21], surtout depuis le milieu des années 1990, illustre la capacité du système de s’adapter aux changements au niveau local, notamment dans les grandes villes. Les municipalités renforcent ainsi le principe du fédéralisme en captant la diversité des collectivités locales de façon plus spécifique et communautaire que les vastes provinces ne peuvent le faire. Elles contribuent à l’indispensable contrôle de législatures provinciales dominées par le pouvoir exécutif, à l’instar de la Chambre des communes.
À quelques exceptions près, l’adoption au niveau provincial de modifications constitutionnelles respectueuses des municipalités se déroulerait de même façon que pour une loi ordinaire. Elle nécessiterait donc un vote majoritaire de la législature. C’est ainsi qu’en 2007, l’Assemblée nationale du Québec a examiné un projet de loi d’initiative parlementaire présenté par le député du Parti québécois Daniel Turp. Intitulé Constitution québécoise, il aurait amorcé la codification de la constitution de la province et comportait un mode de révision nécessitant une majorité qualifiée (deux tiers de votes favorables) pour modifier ses lois constitutionnelles[22]. Ce mode de révision est un exemple de ce que les juristes appellent des restrictions en matière de mode et de forme, c’est-à-dire des restrictions qu’un organe législatif impose lui-même à son autorité[23].
Ces procédures de restrictions pourraient être l’élément clé d’une protection flexible de l’autonomie municipale dans les constitutions provinciales[24]. Bien qu’elles puissent être ajoutées en tant que procédure générale d’amendement dans une constitution provinciale codifiée, ces restrictions peuvent aussi être ajustées à des lois provinciales spécifiques qui ont une signification constitutionnelle telles que les chartes municipales. Voici une liste non exhaustive des restrictions qui pourraient s’appliquer à l’autorité des législatures provinciales sur les affaires municipales :
- Engagement de consultation — Établir clairement dans les textes législatifs applicables que les municipalités doivent être consultées avant que la législature provinciale n’adopte par vote majoritaire des modifications à leur charte de la ville ou à leurs règlements. Les articles 1(2) et 1(3) la Loi de 2006 sur la cité de Toronto font ainsi référence à des relations de coopération et de respect mutuel, sans toutefois prévoir de modalités d’application[25].
- Vote à majorité qualifiée — Établir pour les législatures provinciales l’obligation juridique d’obtenir davantage qu’un vote majoritaire pour modifier les règlements municipaux et les chartes de la ville, ou certains de leurs aspects. Par exemple, une majorité des deux tiers serait exigée pour fusionner des collectivités locales n’ayant pas réclamé ou contesté une telle décision. En conséquence, on peut supposer que toute mesure susceptible d’influer significativement sur l’autorité et les institutions politiques d’une municipalité ferait alors l’objet d’un débat plus approfondi à l’assemblée législative et nécessiterait un certain soutien multipartite.
- Consentement des municipalités — Un groupe de Toronto a proposé en 2019 une modification bilatérale à la Constitution canadienne (au titre de l’article 43 de la Loi constitutionnelle de 1982) qui enjoindrait au gouvernement de l’Ontario d’obtenir le consentement de la municipalité pour modifier toute charte de la ville ayant été approuvée par la législature provinciale[26]. Mais une telle exigence serait trop rigide si elle se traduisait par un droit de veto sur toute modification future d’éléments des systèmes municipaux touchant la municipalité visée mais aussi celles de sa région. On pourrait toutefois l’assouplir en l’assujettissant à une disposition prévoyant qu’un vote à majorité qualifiée de la législature ait priorité sur le consentement des municipalités.
- Référendum — On pourrait enfin tenir un référendum avant l’adoption de modifications législatives aux règlements municipaux. Pour limiter la capacité de la Colombie-Britannique d’imposer des fusions municipales, la Community Charter de la province exige la tenue d’un référendum dans toutes les municipalités touchées et l’appui de plus de la moitié des citoyens de chacune d’entre elles[27].
Les restrictions en matière de mode et de forme, qu’on pourrait graduellement adapter, favoriseraient l’équilibre entre les forces d’unité et de diversité propres à chaque province. Il leur faudrait recueillir un consensus assez large pour l’emporter sur les souhaits des collectivités locales, mais elles renforceraient l’obligation redditionnelle attachée à de telles décisions. Elles prendraient aussi en compte les questions d’asymétrie. Au lieu d’appliquer les mêmes restrictions à tous les aspects de la sphère municipale, on pourrait procéder au cas par cas et les adapter aux différentes lois municipales et chartes de la ville (ou à certaines de leurs dispositions, comme c’est le cas de la Community Charter en Colombie-Britannique). Ce mécanisme viendrait assouplir et diversifier les relations entre les gouvernements provinciaux et les municipalités.
Conclusion
L’idée selon laquelle les municipalités sont des « créatures des provinces » est de maintes façons préjudiciable à la démocratie et aux valeurs constitutionnelles du pays. Faute de reconnaître l’importance des municipalités en tant qu’organes délibérants et législatifs démocratiquement élus, mais aussi comme indispensables prestataires de services, on amoindrit à la fois la participation citoyenne et le contrôle du processus décisionnel municipal. Cela entrave l’adoption de décisions qui autonomisent les résidents locaux et favorisent la diversité des collectivités, notamment celle qui découle de l’immigration[28]. La doctrine des municipalités comme « créatures des provinces » neutralise enfin la régulation constitutionnelle des législatures provinciales, qui subissent la domination du pouvoir exécutif.
Les citoyens doivent avoir l’assurance que leurs institutions municipales et leurs communautés politiques locales ne seront pas redéfinies par des mesures unilatérales. De leur côté, les municipalités doivent pouvoir planifier à long terme les infrastructures et les services que réclament leurs citoyens, tout en rationalisant et en adaptant leurs règlements en fonction de leur diversité. Pour ce faire, elles doivent avoir la certitude minimale que les provinces éviteront de modifier unilatéralement leurs pouvoirs et institutions sans motif sérieux ni obligation de rendre des comptes. Par leur flexibilité, les restrictions en matière de mode et de forme constituent un mécanisme permettant de réguler l’adoption de modifications législatives par les législatures provinciales. Elles aideraient à trouver le juste équilibre entre la démocratie locale et une gouvernance à la fois équitable et efficace des régions métropolitaines comme des collectivités de l’ensemble d’une province.
La réinvention du rôle des municipalités s’inscrit dans l’évolution du Canada, qui va d’une constitution coloniale fondée sur une autorité verticale et la domestication de la démocratie jusqu’à un ordre constitutionnel dicté par les principes sous-jacents du fédéralisme et de la démocratie. Il est temps de réfuter l’idée que les municipalités sont des « créatures des provinces » pour en faire des institutions à part entière pouvant canaliser démocratiquement les mesures équitables et légitimes qui sauront répondre efficacement au vaste éventail des défis urbains.
[1] Skelton, I., 2012. « Keeping them at bay: Practices of municipal exclusion », Winnipeg, Canadian Centre for Policy Alternatives, Manitoba Office, septembre 2012, https://www.policyalternatives.ca/publications/commentary/keeping-them-bay-practices-municiple-exclusion.
[2] Valverde, M., 2012. Everyday Law on the Street: City Governance in an Age of Diversity, Chicago et Londres, University of Chicago Press, chapitre 3.
[3] Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998, 2 RCS 17, paragraphes 55-57, https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1643/index.do?site_preference=normal.
[4] Malcolmson, P., R. Myers, G. Baier et T. M. J. Bateman, 2000. Le régime politique canadien, Toronto, Presses de l’Université de Toronto, p. 19.
[5] Pour une analyse des lois constitutionnelles non inscrites comme élément du constitutionnalisme canadien, voir Malcolmson, P., et al., 2000. Le régime politique canadien.
[6] Hogg, P. W., 2016. Constitutional Law of Canada (2016 Student Edition), Toronto, Thomson Reuters, 12.3(b).
[7] Malcolmson, P., et al., 2000. Le régime politique canadien, p. 13.
[8] Hogg, P. W., 2016. Constitutional Law of Canada (2016 Student Edition), chapitre 1.
[9] Tindal, C. R. et S. Nobes Tindal, 2000. Local Government in Canada (fifth edition), Scarborough, Nelson Thomson Learning, p. 2.
[10] Pour une analyse de cette cause et de sa portée politique, voir Milroy, B., 2002. « Toronto’s Legal Challenge to Amalgamation », dans C. Andrew, K. A. Graham et S. D. Phillips (dir.), Urban Affairs: Back on the Policy Agenda, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press.
[11] East York (Borough) et al. v. Ontario (Attorney General), 1997, CanLII 12263 (ON SC), https://www.canlii.org/en/on/onsc/doc/1997/1997canlii12263/1997canlii12263.html.
[12] Sancton, cité dans East York v. Ontario.
[13] Le savoir universitaire à leur sujet s’est perdu car de nombreux spécialistes du droit constitutionnel semblent avoir oublié l’histoire précédant la Confédération et ont essentiellement occulté l’étude des constitutions provinciales antérieures à 1867. Voir Wiseman, N., 1996. « Clarifying Provincial Constitutions », National Journal of Constitutional Law, vol. 6, nº 2, p. 269-294, et Price, P., 2017. « Provincializing Constitutions: History, Narrative and the Disappearance of Provincial Constitutions », Perspectives on Federalism, vol. 9, nº 3, p. 31-35.
[14] Peter Russell a forgé le terme megaconstitutional pour désigner la période comprise entre la négociation de la formule de révision Fulton-Favreau de 1964 et le rejet de l’Accord de Charlottetown en 1992. Une période « d’une émotion et d’une intensité exceptionnelles » qui a mis en cause la nature même de la communauté fédérale et dominé la vie politique du pays. Voir Russell, P., 2004. Constitutional Odyssey: Can Canadians Become a Sovereign People? (third edition), Toronto, Presses de l’Université de Toronto, p. 75.
[15] Cet article a été abrogé lors du rapatriement de la Constitution de 1982, et plusieurs modes de révision ont été intégrés à la Loi constitutionnelle de 1982.
[16] Certaines fédérations plus récentes, comme l’Afrique du Sud, ont accordé une reconnaissance constitutionnelle aux municipalités.
[17] Selon une typologie bien connue, l’évolution du Canada se divise en périodes historiques commençant avec l’ère coloniale. Voir Simeon, R., I. Robinson et J. Wallner, 2014. « The dynamics of Canadian Federalism » dans J. Bickerton et A.-G. Gagnon (dir.), Canadian Politics (sixth edition), Toronto, Presses de l’Université de Toronto. Mais une nouvelle typologie établie par Jenn Wallner, qui recense trois modes d’exercice du fédéralisme (colonial, classique et interdépendant), se révèle fort utile pour repenser les relations provinciales-municipales. Ensemble, ces deux typologies montrent que, même si certains modes ont été plus courants dans le cadre des relations fédérales-provinciales de l’« ère coloniale », leur force d’impulsion demeure. D’aucuns soutiendront que le mode colonial d’exercice du fédéralisme caractérise adéquatement des mesures imposant par exemple des fusions municipales ou des restructurations de pouvoir, puisqu’elles traduisent les « aspects unilatéraux et contraignants » d’un tel mode d’exercice. Voir Wallner, J., 2020. « Practices of Federalism in Canada », dans J. Bickerton et A.-G. Gagnon (dir.), Canadian Politics (seventh edition), Toronto, Presses de l’Université de Toronto, p. 156. Autrement dit, la doctrine voulant que les municipalités soient des « créatures des provinces » donnerait lieu au « contrôle provincial totalitaire des institutions politiques locales : un contrôle qui contrevient aux “principes d’une société libre et démocratique” ». Voir Magnusson, W., 2005. « Are Municipalities Creatures of the Provinces? », Journal of Canadian Studies, vol. 39, nº 2, p. 6.
[18] Cameron se réfère à Arthur Maass, pour qui toutes les formes de partage des pouvoirs gouvernementaux visent à promouvoir ces trois principes. Maass considère le partage territorial ou « spatial » comme un mode spécifique de répartition permettant d’atteindre des objectifs précis et de traduire des valeurs particulières. En se focalisant sur l’analyse favorable au partage des pouvoirs plutôt que sur la forme juridique, on met en évidence les similitudes entre le partage fédéral-provincial et le partage provincial-municipal des pouvoirs. Voir Cameron, D., 1980. « Provincial Responsibilities for Municipal Government », Canadian Public Administration, p. 222-235, et Maass, A. (dir.), 1959. Area and Power: A Theory of Local Government, Glencoe, Illinois, The Free Press.
[19] Par « quasi constitutionnel », Cameron semble signifier que les municipalités et les systèmes municipaux renforcent les valeurs constitutionnelles tout en disposant d’une « sécurité limitée » puisque leur statut n’est pas inscrit dans la Constitution. Voir Cameron, D., 1980. « Provincial Responsibilities », p. 234.
[20] Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998, 2 RCS 17, https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1643/index.do?site_preference=normal.
[21] Pour un aperçu, voir Taylor, Z., et A. Dobson, 2020. « Power and Purpose: Canadian Municipal Law in Transition », Institute on Municipal Finance and Governance, document nº 47, Toronto, Munk School of Global Affairs and Public Policy.
[22] Projet de loi nº 196, Constitution québécoise, 1re session, 38e législature, Assemblée nationale, 2007, https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-196-38-1.html.
[23] Hogg, P. W., 2016. Constitutional Law, p. 11-12.
[24] Good, K. R., 2019. « The Fallacy of the “Creatures of the Provinces” Doctrine: Recognizing and Protecting Municipalities’ Constitutional Status », Institute on Municipal Finance and Governance, Document nº 46, Toronto, Munk School of Global Affairs and Public Policy.
[25] Plus précisément, la loi établit ce qui suit : « La province de l’Ontario souscrit au principe selon lequel il est dans l’intérêt véritable de celle-ci et de la cité de travailler en commun dans une relation fondée sur le respect mutuel, la consultation et la collaboration », et qu’« [a]fin de maintenir cette relation, il est dans l’intérêt véritable de la province et de la cité de se consulter régulièrement au sujet de questions d’intérêt mutuel, et ce conformément à une entente conclue entre elles ». De même, la Community Charter de la Colombie-Britannique prévoit des consultations entre la province et l’Union of British Columbia Municipalities. Voir Colombie-Britannique, Community Charter, SBC 2003, https://www.bclaws.ca/civix/document/id/complete/statreg/03026_09#section276 et Ontario, Loi de 2006 sur la cité de Toronto, SO 2006, chapitre 11, annexe A, https://www.canlii.org/fr/on/legis/lois/lo-2006-c-11-ann-a/146170/lo-2006-c-11-ann-a.html.
[26] Charter City Toronto, 2019. « Charter City Toronto Proposal: Starting the Conversation Around Empowering Toronto and Other Canadian Cities », document préparé par un groupe de résidents de Toronto,
https://www.chartercitytoronto.ca/uploads/1/2/3/5/123582995/charter_city_proposal_4.pdf.
[27] Community Charter, section 279.
[28] Good, K. R., 2009. Municipalities and Multiculturalism: The Politics of Immigration in Toronto and Vancouver, Toronto, Presse de l’Université de Toronto.
Cet essai fait partie de la série inaugurale du Centre d’excellence sur la fédération canadienne, sous la direction de Charles Breton assisté de Paisley V. Sim. La mise en page a été effectuée par Chantal Létourneau et Anne Tremblay et la coordination éditoriale par Étienne Tremblay.
Cet essai a été traduit de l’anglais par Michel Beauchamp et est aussi disponible sous le titre original Reconsidering the Constitutional Status of Municipalities: From Creatures of the Provinces to Provincial Constitutionalism. Le texte original a été révisé par Madelaine Drohan et la correction d’épreuves a été faite par Zofia Laubitz. La révision de la traduction a été effectuée par Étienne Tremblay et la correction d’épreuves par Paul Lafrance.
Kristin R. Good est professeure associée au Département de science politique de l’Université Dalhousie. Elle est surtout connue pour ses recherches sur les politiques municipales d’immigration et de diversité, et particulièrement pour son livre Municipalities and Multiculturalism: The Politics of Immigration in Toronto and Vancouver (2009) qui a remporté le prix Donald Smiley de l’Association canadienne de science politique en 2010. Un autre de ses programmes de recherche porte un regard critique sur le statut constitutionnel des municipalités au Canada, comme le reflètent le présent essai ainsi qu’un article récent intitulé « The Fallacy of the “Creatures of the Provinces“ Doctrine: Recognizing and Protecting Municipalities’ Constitutional Status » publié par l’Institute on Municipal Finance and Governance en 2019. Elle est la cofondatrice et coéditrice, avec Martin Horak, de la série sur la gouvernance urbaine des éditions McGill-Queen’s.
Pour citer ce document :
Good, Kristin R., 2021. Pour en finir avec les « créatures des provinces » : réexaminer le statut constitutionnel des municipalités, Essai no 8, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques.
Les opinions exprimées dans cet essai sont celles de l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de l’IRPP ou de son conseil d’administration.
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Illustration de la couverture : Luc Melanson