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Des barrières et des ponts : repenser le commerce au sein de la fédération

L’influence grandissante des provinces dans les négociations commerciales du Canada

Stéphane Paquin
par Stéphane Paquin 22 octobre 2025

Introduction

L’implication croissante des provinces canadiennes dans le processus de négociation des accords commerciaux a fait dire à certains que cela en faisait une « compétence partagée de facto » (de facto shared jurisdiction) (Skogstad 2012, p. 204). Deux facteurs permettent de mieux comprendre pourquoi.

D’une part, sur le plan juridique, bien que le gouvernement fédéral puisse négocier des accords internationaux dans les champs de compétence provinciale, il ne peut toutefois légiférer à la place des provinces pour les mettre en œuvre. Étant donné que les traités internationaux ne sont pas mis en œuvre automatiquement dans l’ordre juridique canadien, leur application requiert une action législative de l’ordre gouvernemental compétent, ce qui rend dès lors la participation des provinces inévitable.

D’autre part, les accords dits de « nouvelle génération » portent de plus en plus profondément sur des questions sensibles pour les provinces, notamment les marchés publics provinciaux et municipaux, les services, la diversité des expressions et la découvrabilité des contenus culturels sur les grandes plateformes comme Spotify et Netflix, les subventions aux entreprises, les politiques linguistiques, l’agriculture et la gestion de l’offre, la mobilité de la main-d’œuvre ou encore l’environnement et les changements climatiques. Dans ce contexte, les provinces sont conscientes que leur capacité à exercer leurs compétences constitutionnelles, et donc à légiférer dans certains domaines, dépend de plus en plus de ce qui est négocié dans les accords commerciaux. Par conséquent, certaines d’entre elles cherchent à être intégrées aux dynamiques multiniveaux des négociations commerciales.

Le présent texte vise à analyser les fondements, les modalités et les canaux de l’influence exercée par les provinces canadiennes dans les négociations commerciales du Canada. Les provinces disposent de deux grands canaux d’influence dans une négociation commerciale : les canaux internationaux et les canaux intergouvernementaux. Ces derniers leur ont procuré une influence grandissante dans les négociations commerciales du Canada, au point où leur participation est devenue incontournable.

Pour ce faire, je présenterai d’abord les stratégies internationales des provinces pour ensuite me concentrer davantage sur les mécanismes intergouvernementaux au Canada, notamment autour de cinq cas emblématiques : l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE), l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avec les États-Unis et le Mexique, l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Union européenne, le Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), et la renégociation de l’ALENA connu sous le nom d’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) sous la première administration du président américain Donald Trump. Cette comparaison portera sur plusieurs éléments répartis dans deux dimensions clés : 1) la participation des provinces à la définition du mandat de la négociation, leur présence aux tables de négociation, leur accès aux textes en cours de négociation, les mécanismes de consultation entre le fédéral et les provinces; et 2) leur rôle lors des arbitrages finaux et les effets des traités sur leurs compétences constitutionnelles.

Cette analyse s’appuie sur près de 20 années de recherches consacrées aux négociations commerciales impliquant les provinces canadiennes. Elle constitue une synthèse approfondie de mes travaux antérieurs, comprenant notamment des recherches empiriques publiées en 2017, 2020 et 2022. Ces recherches ont nécessité une centaine d’entrevues sur l’ensemble de la période avec des acteurs directement impliqués dans les processus de négociation, tant au niveau fédéral que dans plusieurs provinces, notamment au Québec et en Ontario, dans les sphères administrative et politique. Les entrevues rapportées ici sont tirées de ces précédentes publications.

Les canaux internationaux

La participation des provinces canadiennes aux enjeux liés au commerce international s’inscrit dans une longue trajectoire historique. Si les premières initiatives d’action extérieure dans le domaine commercial remontent à plus de 150 ans, c’est surtout à partir des années 1960 et 1970 que l’on observe un renforcement notable des capacités institutionnelles provinciales en matière de relations internationales.

À la fin des années 1970, 7 provinces avaient déjà établi plus de 35 représentations à l’étranger, réparties sur 3 continents. Aujourd’hui, 5 provinces canadiennes maintiennent un total de 95 bureaux internationaux, soit une augmentation de 170 %. Cinq provinces ont des bureaux à l’étranger (graphique 1). Ces dispositifs témoignent d’une stratégie structurée de « paradiplomatie commerciale », qui constitue aujourd’hui le volet le plus développé des relations internationales menées par les provinces canadiennes. Ces bureaux remplissent des fonctions variées, allant du soutien aux entreprises à la recherche de partenariats stratégiques, en passant par la représentation institutionnelle (Paquin, à paraître).

Par ailleurs, plusieurs provinces canadiennes ont conclu un grand nombre d’ententes internationales avec des partenaires étrangers, lesquelles ont un lien direct ou indirect avec les enjeux du commerce international (Grant, 2020). Le cas du Québec est particulièrement révélateur. Environ 43 % des centaines d’ententes internationales conclues par le gouvernement du Québec depuis 1965 portent sur des secteurs tels que le développement économique, l’agriculture, la culture, les ressources naturelles, le travail ou encore les valeurs mobilières (Ouellet et Beaumier, 2016, p. 71). Parmi les plus notables figurent l’Accord sur les marchés publics conclu avec l’État de New York en 2001, l’Entente entre le Québec et la France en matière de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles signée en 2008 et l’entente sur le marché du carbone de 2013 avec l’État de la Californie, qui représentait à l’époque le deuxième marché du genre au monde (Ouellet et Beaumier, 2016, p. 73). Bien que le gouvernement canadien continue de nier le caractère « contraignant » de ces ententes au sens du droit international public, certains partenaires étrangers, à l’instar de la France, les considèrent bel et bien comme ayant une portée juridique (Grant, 2020, p. 151).

Dans le cadre des négociations de l’AECG, entre 2009 et 2016, plusieurs provinces canadiennes, en particulier le Québec sous Jean Charest, ont activement tenté d’influencer les institutions européennes, tant en amont qu’au cours des négociations. Dès les premières démarches, le délégué général du Québec à Bruxelles, Christos Sirros, a joué un rôle diplomatique fondamental. Lors d’une réception organisée en 2006 par l’ambassadeur du Canada auprès de l’Union européenne, Jeremy Kinsman, M. Sirros a notamment rencontré Peter Mandelson, alors commissaire européen au commerce, pour évoquer la possibilité d’une relance des négociations commerciales entre le Canada et l’Union européenne. Par la suite, le Québec et l’Ontario ont multiplié les démarches conjointes auprès des institutions européennes et des acteurs de la politique commerciale de l’Union européenne, notamment en 2007 et 2008, afin de témoigner de leur intérêt à l’égard d’un éventuel accord de libre-échange. C’est dans ce contexte que le premier ministre québécois Jean Charest a rencontré la chancelière allemande Angela Merkel lors du Forum économique mondial de Davos, en 2007. L’année suivante, il a convaincu le président français Nicolas Sarkozy, qui assurait alors la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, de soutenir officiellement l’ouverture de négociations commerciales avec le Canada. Sarkozy allait devenir par la suite l’un des plus fervents défenseurs de l’AECG en Europe (Paquin, 2017; 2020).

Selon une source fédérale de premier plan, « Jean Charest a joué un rôle décisif dans la relance des négociations commerciales avec l’Europe ». Cette initiative fut accueillie avec prudence à Ottawa, certains hauts fonctionnaires percevant cette intervention comme une menace au monopole fédéral sur les négociations internationales. Jean Charest a néanmoins accentué la pression en concluant, en 2008, une entente bilatérale sur la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles avec la France, préfigurant certains volets de l’AECG. Ce geste a contribué à rendre incontournable la participation des provinces au processus de négociation. Durant les négociations, le gouvernement du Québec a poursuivi son engagement actif par l’entremise de son négociateur en chef, Pierre Marc Johnson, qui a tenu de nombreuses rencontres bilatérales avec Mauro Petriccione, le principal négociateur de l’Union européenne (Johnson et al., 2015, p. 30). Selon Paul Magnette, alors ministre-président de la Wallonie et celui qui a mené la charge en Europe contre l’AECG, le président François Hollande s’est montré favorable à cet accord précisément parce que ce dernier était perçu comme le fruit d’une initiative conjointe entre la France et le Québec (Magnette, 2017).

Les provinces canadiennes ont mobilisé d’autres canaux internationaux pour influencer les résultats des négociations commerciales internationales. Ce fut particulièrement manifeste lors de la négociation de l’ACEUM à partir d’octobre 2017. Dans ce contexte, le gouvernement fédéral dirigé par Justin Trudeau a explicitement sollicité la participation active des premiers ministres provinciaux, les invitant à exercer des pressions directes auprès des gouverneurs américains et des groupes d’intérêts influents aux États-Unis, dans le but de consolider un consensus favorable au maintien du libre-échange nord-américain.

La première ministre de l’Ontario de l’époque, Kathleen Wynne, s’est ainsi démarquée par son engagement diplomatique soutenu. Elle a en effet rencontré pas moins de 37 gouverneurs d’État au cours des mois suivant l’élection du président Trump à l’automne 2016, dans le but de défendre les intérêts commerciaux canadiens. Des démarches analogues ont été entreprises par des représentants du gouvernement du Québec. Pour garantir une cohérence dans la position canadienne, Ottawa a mis en place un mécanisme de coordination avec les gouvernements provinciaux et territoriaux. Cette coordination comprenait notamment le partage de « points de discussion » suggérés par le gouvernement fédéral, assurant ainsi une communication stratégique harmonisée à l’échelle pancanadienne durant l’ensemble du processus de renégociation (Paquin et Marquis, 2022).

Plus récemment, les provinces canadiennes ont également adopté des mesures de rétorsion à caractère économique. Dans le contexte du retour au pouvoir de Donald Trump, le premier ministre ontarien Doug Ford a intensifié sa présence médiatique sur la scène américaine. En sa qualité de président du Conseil de la fédération, il a dirigé une mission conjointe des premiers ministres des provinces et des territoires à Washington en février 2025, obtenant même une rencontre avec des membres de l’entourage du président Trump à la Maison-Blanche. Parallèlement, plusieurs provinces ont instauré des sanctions commerciales ciblées en réponse aux tarifs douaniers imposés par l’administration Trump. Le gouvernement ontarien, par exemple, a appliqué une surtaxe à l’exportation d’électricité vers les États-Unis et a exclu les entreprises américaines des appels d’offres publics provinciaux, tout en encourageant les municipalités ontariennes à adopter une approche similaire. Il a également mis fin à un contrat d’une valeur de 100 millions de dollars avec Starlink, une entreprise de services Internet par satellite fondée par Elon Musk. De manière symbolique, mais significative, des sociétés d’État telles que la LCBO (Liquor Control Board of Ontario) et la SAQ (Société des alcools du Québec) ont retiré de leurs étalages les boissons alcoolisées en provenance des États-Unis, en pleine contravention de l’ACEUM.

La participation des provinces négociée au cas par cas

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la politique commerciale canadienne s’est principalement développée dans le cadre des négociations multilatérales menées sous l’égide de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, mieux connu sous l’acronyme GATT (General Agreement on Tarrifs and Trade). Jusqu’au tournant des années 1970, ces discussions portaient essentiellement sur des enjeux relevant de la compétence du gouvernement fédéral, en particulier la réduction des droits de douane. Ainsi, il n’était pas nécessaire d’impliquer les provinces dans le processus. Un changement notable s’est toutefois amorcé avec le Tokyo Round, des négociations commerciales multilatérales s’étant étendues de 1973 à 1979, lorsque les négociations commencèrent à traiter des barrières non tarifaires, touchant des domaines qui relèvent du pouvoir des provinces.

Dans ce contexte, le gouvernement fédéral a introduit progressivement divers mécanismes de consultation destinés à informer les provinces des initiatives canadiennes en matière de commerce international. L’objectif qui sous-tendait la mise sur pied de ces mécanismes était d’assurer la mise en œuvre des engagements du Canada dans les champs de compétence provinciale.

Hier comme aujourd’hui, Ottawa demeure cependant réticent à inclure officiellement des représentants des provinces au sein de la délégation canadienne. En l’absence d’entente fédérale-provinciale dans ce domaine, la participation des provinces aux négociations demeure variable et négociée au cas par cas (Paquin, 2017). Le graphique 2 illustre les principaux accords sur lesquels cet essai se penche ainsi que le temps imparti aux négociations préalables.

La définition du mandat de négociation, la présence des provinces aux tables de négociation et les mécanismes de consultation

En principe, le pilotage des négociations commerciales internationales au Canada relève du gouvernement fédéral, même lorsque celles-ci portent sur des domaines constitutionnellement attribués aux provinces. Ces négociations sont souvent précédées ou accompagnées de discussions intergouvernementales entre hauts fonctionnaires, et parfois entre ministres et premiers ministres provinciaux, afin d’assurer une certaine coordination. Cela dit, le processus est entièrement contrôlé par la fonction publique fédérale, sous la direction politique du Cabinet et du ministre responsable du commerce international. Les gouvernements provinciaux et territoriaux ne participent pas officiellement à ce processus, sauf si une invitation leur est adressée par le gouvernement fédéral, comme dans le cas de l’AECG.

L’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis et l’Accord de libre-échange nord-américain

Sous le gouvernement de Brian Mulroney, le Canada a adopté une conception plus coopérative du fédéralisme que celle de Pierre Elliott Trudeau, ouvrant la voie à une participation accrue des provinces aux affaires internationales. Malgré cela, lors de la négociation de l’ALE avec les États-Unis, le contrôle du processus officiel de négociation est resté entre les mains d’Ottawa, y compris la désignation du négociateur en chef, Simon Reisman, ainsi que la définition des priorités canadiennes. Les provinces n’ont pas été consultées sur l’élaboration du mandat ni conviées aux tables de négociation.

Pour encadrer cette négociation, on a mis sur pied un comité sur les négociations commerciales réunissant des représentants des dix provinces. Parallèlement, 14 rencontres bilatérales ont eu lieu entre le premier ministre Mulroney et ses homologues provinciaux au cours des négociations (Doern et Tomlin, 1991). Avec pour objectif de renforcer leur influence, certaines provinces, comme l’Ontario et le Québec, ont recruté leurs propres experts : Bob Latimer, ancien haut fonctionnaire fédéral, pour l’Ontario, et Jake Warren, ancien négociateur canadien du Tokyo Round, pour le Québec (Hart et al., 1994).

Malgré leur exclusion officielle, les provinces ont pu faire valoir leurs intérêts par des voies parallèles. L’on a créé des groupes de travail sectoriels pour fins de consultation sur certains enjeux. Ces mécanismes ont permis une coordination technique plus fine, sans pour autant remettre en cause le monopole fédéral en matière de négociation internationale.

La dynamique observée lors de l’ALE a été reconduite durant les négociations de l’ALENA. Le Comité fédéral-provincial sur les négociations nord-américaines a alors assuré un suivi régulier, permettant aux provinces d’avoir un accès partiel aux documents de travail et de faire connaître leurs préoccupations. Ces structures de concertation ont ensuite été institutionnalisées sous la forme des rencontres trimestrielles du Comité c-commerce (C-Trade Meeting), qui réunissent des représentants fédéraux, provinciaux et désormais territoriaux pour débattre des orientations orientations de la politique commerciale canadienne. Bien que ces instances demeurent consultatives, elles constituent encore aujourd’hui l’un des principaux canaux de dialogue intergouvernemental dans ce domaine (Paquin, 2017).

L’Accord économique et commercial global

Le cas de l’AECG entre le Canada et l’Union européenne constitue une expérience sans précédent dans l’histoire commerciale canadienne. Pour la première fois, les provinces ont été intégrées de manière officielle et continue à une délégation de négociation commerciale, non pas à l’initiative du gouvernement fédéral, mais en réponse à une exigence explicite de l’Union européenne. Cette dernière, tirant des leçons d’échecs passés, a rendu le lancement des négociations conditionnel à l’engagement des provinces, compte tenu de leurs compétences dans plusieurs domaines clés tels que les services et les marchés publics (Paquin, 2020).

Bien que certains hauts fonctionnaires canadiens aient soutenu que cette décision relevait d’une volonté propre au gouvernement fédéral, une correspondance entre Stockwell Day, ministre du Commerce international sous le gouvernement Harper, et le premier ministre du Québec, Jean Charest, révèle sans ambiguïté que cette inclusion des provinces était une demande explicite de la part de l’Union européenne. Dans une lettre adressée à Jean Charest, le ministre canadien du Commerce international écrit :

Vous n’êtes pas sans savoir que la Commission européenne et les États membres ont demandé à recevoir l’assurance de négocier un accord ambitieux et que les provinces et territoires demeureraient engagés dans le processus. […] [L]es préoccupations de l’UE quant au degré d’implication des provinces et territoires découlent du fait que de nombreux intérêts européens relèvent (en partie ou en totalité) des compétences provinciales ou territoriales, et que cela comprend notamment les domaines des services et des marchés publics. […] [N]ous travaillerons avec les gouvernements provinciaux et territoriaux pour développer le mandat de négociation canadien, de sorte que les intérêts des provinces et territoires soient pris en considération dans le cadre de la position canadienne. Cela nécessitera des communications avec les représentants provinciaux et territoriaux avant et après chaque rencontre avec l’UE. En dernier lieu, les représentants provinciaux et territoriaux participeront, en tant que membres à part entière de la délégation canadienne, aux séances de négociation portant en tout ou en partie sur des sujets relevant de leurs champs de compétence, et nous nous attendons [à ce qu’ils aient] l’autorité de prendre des engagements contraignants dans ces domaines. (Lettre de Stockwell Day à Jean Charest, 18 février 2009)

Dans le cadre de l’AECG, la participation des provinces a été considérable : elles ont été impliquées dès l’élaboration du mandat de négociation et du rapport conjoint, elles ont eu accès aux documents de négociation, elles ont pu soumettre des mémoires stratégiques et elles ont pris part à plus de 275 réunions. Le Québec s’est notamment démarqué par sa mobilisation, présentant plus de 150 notes de positionnement (Paquin, 2022).

Sur le plan pratique, les représentants de chacune des provinces ne pouvaient intervenir directement lors des négociations officielles, mais ils étaient présents dans la salle, pouvaient transmettre des notes, demander des suspensions de séance ou influencer indirectement le positionnement fédéral. Leur rôle était donc consultatif et stratégique. Les liens informels tissés avec les négociateurs européens ont renforcé leur poids.

Malgré cette participation accrue, la compétence constitutionnelle en matière de négociation de traités internationaux demeure exclusivement fédérale, et l’expérience de l’AECG apparaît aujourd’hui comme une exception plutôt qu’un tournant structurel. En effet, depuis cette négociation, les provinces n’ont pas été invitées à la table lors des négociations des accords subséquents, notamment dans le cadre du PTPGP ou encore de l’ACEUM.

Le Partenariat transpacifique global et progressiste

Contrairement à l’AECG, les négociations du Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) ont été marquées par une participation provinciale beaucoup plus restreinte. Le PTPGP est issu du Partenariat transpacifique, un accord initialement négocié entre 12 pays comprenant les États-Unis, mais reformulé après leur retrait en janvier 2017 sous l’administration Trump ; les 11 pays restants, dont le Canada, ont signé le nouvel accord le 8 mars 2018 à Santiago, au Chili. Le Canada ne s’est joint aux négociations qu’en 2012, soit près de quatre ans après leur lancement, dans une posture défensive visant avant tout à ne pas être exclu de l’accord. Cette situation a influencé la nature de l’exercice de cadrage et la rédaction du mandat de négociation, sans véritable réflexion sur l’inclusion des provinces.

À la différence de l’AECG, la participation des provinces n’a jamais été évoquée en tant que condition ou en tant qu’attente de la part des autres pays. Le modèle d’implication active mis en place durant la négociation de l’AECG n’a pas été reconduit. Les provinces n’ont pas été consultées à propos de leurs intérêts offensifs ou défensifs avant l’entrée du Canada dans les pourparlers et n’ont pas pu accéder aux tables de négociation. Selon un représentant du gouvernement du Québec, aucune province n’a d’ailleurs désigné de « négociateur en chef » externe pour cette négociation.

Les mécanismes intergouvernementaux mis en place se sont limités aux réunions du Comité c-commerce et à des séances de breffage après les rondes. Toutefois, selon des représentants des gouvernements du Québec et de l’Ontario, ces réunions consistaient surtout en une transmission unidirectionnelle d’informations, souvent volumineuses et livrées à la dernière minute, laissant peu de temps aux personnes concernées pour les analyser. Un fonctionnaire ontarien a d’ailleurs qualifié ce processus de « déversoir à information » (data dump), indiquant que l’objectif était davantage de satisfaire à une exigence de consultation que de permettre une contribution réelle des provinces (Paquin, 2022).

Malgré cette faible participation officielle, certains acquis de l’expérience de l’AECG ont pu être mobilisés. Ainsi, un représentant du Québec a souligné que la participation provinciale s’est articulée autour de deux axes : la présence des provinces sur les lieux des négociations pour assister aux séances de breffage et le maintien d’une veille stratégique ainsi que la transmission régulière de messages précisant les positions provinciales. Toutefois, contrairement à l’AECG, les textes de négociation étaient transmis trop tard pour permettre une analyse approfondie ou une réponse structurée.

L’absence d’un leadership politique fort, comme celui de Jean Charest durant les négociations de l’AECG de 2008 jusqu’à sa défaite électorale en septembre 2012, a également contribué à cette implication plus discrète du Québec. Aucun de ses successeurs n’a manifesté le même engagement pour imposer un rôle accru aux provinces. Une coordination informelle a néanmoins persisté, comme en témoignent les lettres envoyées par les ministres québécois à leurs homologues fédéraux avant certaines séances, notamment sur les questions agricoles.

En somme, le PTPGP illustre un retour à une approche par défaut des relations fédérales-provinciales en matière de commerce, éloignée du modèle coopératif et structuré de l’AECG. Cette expérience met en lumière l’absence de cadre institutionnalisé garantissant la participation des provinces, chaque nouveau cycle de négociation nécessitant une renégociation implicite de leur rôle.

L’Accord Canada–États-Unis–Mexique

La renégociation de l’ALENA qui a mené à l’ACEUM a représenté un enjeu majeur pour les provinces canadiennes. Contrairement au cas des précédentes négociations de l’ALE et de l’ALENA, aucune province ne s’est opposée à cette renégociation. Elles ont toutes reconnu l’importance stratégique de préserver l’accès au marché américain, principal partenaire commercial de l’ensemble des provinces.

Dans ce contexte, le gouvernement fédéral a adopté une approche dite « progressiste » ou « inclusive » qui visait à renforcer les dispositions en matière de normes du travail et de protection de l’environnement, tout en intégrant de nouveaux chapitres sur l’égalité des genres et les peuples autochtones. Par ailleurs, plusieurs demandes américaines touchaient à des domaines relevant entièrement ou partiellement des compétences provinciales, notamment l’agriculture, les marchés publics, la vente d’alcool et de vin, les services, l’investissement, le commerce électronique, ainsi que certaines industries clés comme l’automobile, les produits chimiques, l’acier et l’aluminium.

Plusieurs provinces ont désigné des négociateurs en chef et recruté des conseillers spécialisés. L’Ontario a ainsi nommé un haut fonctionnaire en tant que négociateur en chef, en plus de faire appel à John Gero, ancien ambassadeur du Canada auprès de l’Organisation mondiale du commerce, à titre de conseiller spécial. De son côté, le Québec a poursuivi la stratégie amorcée sous Jean Charest en nommant un négociateur en chef externe : Raymond Bachand, ancien ministre des Finances (Paquin, 2022).

Cela dit, la coopération entre les négociateurs fédéraux et provinciaux lors de la renégociation de l’ALENA n’a pas reproduit les procédures observées pendant les négociations de l’AECG. Lors de la renégociation de l’ALENA, le gouvernement du Canada a explicitement refusé la demande d’accès aux tables de négociation formulée par le gouvernement du Québec.

Lors de réunions extraordinaires consacrées à la renégociation, l’équipe fédérale a fréquemment consulté les équipes provinciales. Les sujets abordés lors de ces réunions étaient par ailleurs beaucoup plus précis que ceux traités lors des rencontres habituelles du Comité c-commerce. Pendant les cycles de négociation, les provinces ont assisté à des réunions d’information sur les avancées de la journée. Compte tenu de l’ampleur de l’information requise pour renégocier l’ALENA, les rencontres du Comité c-commerce ont été remplacées par des réunions distinctes spécifiquement consacrées aux négociations. Non seulement les provinces ont-elles été consultées, mais elles ont aussi été invitées à donner leur avis, avis qui a été pris en compte, selon les représentants de l’Ontario et du Québec. Elles ont également pris part à plusieurs réunions stratégiques avant les cycles de négociation, ainsi qu’à des sessions mensuelles de breffage. Les provinces ayant des intérêts particuliers ont eu un accès relativement aisé aux responsables des négociations des chapitres.

Même si les provinces n’étaient pas représentées au sein de la délégation canadienne lors de la renégociation de l’ALENA, leur influence a été considérable. Selon Frédéric Legendre et Laurie Durel, deux fonctionnaires travaillant sur les questions commerciales pour le gouvernement du Québec, plus de 300 fonctionnaires québécois ont été directement mobilisés dans la préparation d’analyses ou de prises de position sur les questions soulevées par la renégociation. M. Legendre et Mme Durel donnent leur avis sur la contribution du Québec à ces négociations :

Les interventions du Québec auprès du gouvernement fédéral canadien à propos des textes en négociation ont mené à des modifications au texte de plusieurs chapitres de l’accord, y compris sur des thèmes que l’on n’aurait peut-être pas naturellement associés au Québec, comme la lettre complémentaire (side letter) sur l’énergie ou le chapitre sur le commerce numérique. (Legendre et Durel, 2022, p. 54)

À la fin de chaque cycle, le gouvernement fédéral a fourni aux représentants provinciaux des versions à jour des textes de l’accord négocié. Ces textes ont permis à l’Ontario et au Québec de prendre connaissance des éléments sur lesquels les parties se sont mises d’accord ainsi que des propositions des parties sur les questions en suspens. Les représentants des gouvernements de l’Ontario et du Québec ont analysé chaque nouvelle version des textes en profondeur. Ils ont eu l’occasion de discuter de l’évolution de la négociation avec les négociateurs en chef et leurs équipes et de transmettre des commentaires ou des analyses.

Des représentants du Québec, de l’Ontario et de plusieurs autres provinces canadiennes ont participé aux cycles de renégociation de l’ALENA. Il s’agissait d’occasions importantes de rencontrer : 1) les négociateurs fédéraux pour discuter des intérêts provinciaux; 2) les parties prenantes de divers secteurs (l’agriculture, l’automobile, les produits pharmaceutiques, etc.); et 3) les représentants d’autres provinces pour travailler avec eux sur des questions précises. Bien qu’aucun cycle de négociation officiel n’ait eu lieu après mars 2018, les représentants du Québec et de l’Ontario sont restés en contact régulier avec le gouvernement fédéral, tant sur le plan officiel que politique. Tout au long de la renégociation, chaque province a également eu un représentant à Washington.

Pendant la renégociation de l’ALENA, les provinces se sont également réunies pour discuter de questions spécifiques et se préparer aux cycles de négociation. Ces réunions se sont déroulées d’une manière informelle favorisant des dynamiques diversifiées, le plus souvent en parallèle avec les cycles de négociation ou à l’initiative de la province présidant le Conseil de la fédération. Ainsi, des rencontres portant sur la modernisation de l’ALENA ont été organisées lors de la dernière réunion du Conseil de la fédération en Alberta, soit en juillet 2018, ainsi qu’en en marge du cycle de renégociation de l’ALENA, soit à Montréal en juin 2018. La plupart des provinces et territoires étaient bien représentés par des équipes expérimentées. Le tableau qui suit met en évidence la participation des provinces aux différentes étapes des négociations.

Analyse de la participation des provinces aux négociations commerciales

La participation des provinces canadiennes aux négociations commerciales internationales constitue un phénomène évolutif. Si cette implication a longtemps été marginale, elle s’est progressivement intensifiée à mesure que les discussions commerciales touchaient des domaines de compétence provinciale. Tel que souligné en introduction, les compétences constitutionnelles des provinces sont de plus en plus touchées par les négociations commerciales internationales. Dans une fédération comme le Canada, le respect du partage des compétences et des principes démocratiques rend tout à fait légitime une participation accrue des provinces à ces processus. Si le gouvernement fédéral négociait seul un accord commercial, puis en imposait l’application aux provinces par des moyens indirects, cela reviendrait à contourner les limites de ses pouvoirs, autrement dit, à faire indirectement ce qu’il n’a pas le droit de faire directement. En ce sens, l’implication des provinces à un certain stade des négociations commerciales n’est pas seulement souhaitable, elle est inévitable pour préserver l’équilibre fédératif. L’exemple le plus emblématique de la participation provinciale reste la présence des provinces au sein de la délégation canadienne lors des négociations de l’AECG. Cette ouverture a souvent été perçue comme un étalon dans l’histoire du fédéralisme canadien.

Un élément particulièrement révélateur en matière de participation des provinces aux négociations commerciales réside dans la mise en œuvre des grands accords de libre-échange. Parmi les cinq principaux accords commerciaux conclus par le Canada, seul l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Union européenne a exigé des modifications législatives importantes dans les champs de compétences des provinces pour assurer la conformité de leur cadre juridique avec les engagements pris. Ces changements comprennent, entre autres, des ajustements aux règles des marchés publics, à la réglementation professionnelle et aux normes techniques, tous relevant de compétences constitutionnellement provinciales.

Ce constat revêt une double signification. D’une part, il démontre que plus un accord commercial est ambitieux, plus il risque d’empiéter sur des domaines relevant des juridictions provinciales. D’autre part, il souligne l’importance, voire la nécessité d’associer les gouvernements provinciaux en amont du processus de négociation, et non uniquement au stade de la mise en œuvre. Leur inclusion permet non seulement d’éviter des frictions juridiques et politiques ultérieures, mais aussi de bonifier la légitimité démocratique de l’accord en veillant à ce qu’il tienne compte des réalités économiques, sociales et liées aux réglementations propres à chaque province.

Dans le cas de l’AECG, la participation active des provinces à la table de négociation a été perçue comme une avancée importante du fédéralisme coopératif au Canada. Elle a permis d’anticiper les ajustements législatifs nécessaires, de favoriser l’adhésion politique des gouvernements provinciaux et de réduire les risques de contestation ou de blocage lors de la mise en œuvre de l’accord.

Ce précédent laisse entendre que l’ambition des futurs accords commerciaux canadiens (mais aussi de tout autre type d’accord) pourrait être limitée si les provinces ne sont pas impliquées d’entrée de jeu. À l’inverse, leur intégration structurée dès les premières phases des négociations devient un levier pour concevoir des accords plus complets, plus cohérents et mieux intégrés au tissu fédératif canadien.

Autrement dit, l’inclusion des provinces ne doit pas être perçue comme un obstacle, mais comme une condition de réussite pour les accords qui touchent des domaines partagés ou exclusivement provinciaux. L’inclusion renforce non seulement la cohérence interne des engagements du Canada, mais aussi sa crédibilité internationale en tant qu’État fédéral capable de mobiliser ses divers ordres de gouvernement autour d’objectifs commerciaux communs.

Cependant, l’expérience de l’AECG reste unique. En effet, le modèle de participation mis en œuvre durant la négociation de l’AECG n’a pas été institutionnalisé ni reproduit de manière systématique lors des négociations subséquentes (même si on inclut les autres négociations, dont il n’a pas été question dans cet article). Du point de vue du gouvernement fédéral, les structures existantes, notamment le Comité c-commerce, auraient gagné en efficacité avec le temps, permettant une circulation accrue de l’information et une coordination plus étroite. Cette amélioration des processus prouve qu’il n’est pas nécessaire d’opérer une vaste refonte du cadre institutionnel pour pérenniser les relations intergouvernementales. Plusieurs fonctionnaires fédéraux soutiennent d’ailleurs que ce forum assure une consultation adéquate des provinces.

Toutefois, cette lecture est loin de faire l’unanimité. Du côté des gouvernements provinciaux, en particulier au Québec et en Ontario, on critique ce mécanisme de consultation. Les délais de rétroaction sont souvent jugés trop courts, ne permettant pas de consultations internes sérieuses à l’échelle des ministères provinciaux.

Les provinces ne sont pas sans reproche. Plusieurs d’entre elles n’ont que peu de ressources pour analyser les négociations commerciales. De plus, il est fréquent que des premiers ministres provinciaux ne s’intéressent pas à ces questions. Pour pallier ce problème structurel et pour favoriser une meilleure prise en compte du point de vue des provinces dans les négociations, le Conseil de la fédération pourrait gagner à jouer un rôle plus important. Cet organisme pourrait rassembler et mettre en commun les expertises des diverses fonctions publiques provinciales et même proposer des analyses des négociations commerciales en cours. De plus, le Conseil de la fédération pourrait établir des liens avec les représentations des provinces à l’étranger, car ces bureaux permettent aux provinces de mieux cerner les obstacles à l’accès aux marchés ailleurs dans le monde, de mieux comprendre les enjeux commerciaux internationaux et d’appuyer une action concertée dans la défense des intérêts économiques du pays. L’on pourrait aussi imaginer un programme d’échanges de fonctionnaires entre le gouvernement fédéral et ceux des provinces afin de favoriser un espace public commun sur ces questions.

Que se passerait-il si les provinces n’étaient pas du même avis sur certains éléments des contenus des accords ? La conclusion d’un accord commercial représente un exercice politique particulièrement délicat. En règle générale, les négociateurs s’entendent rapidement sur les éléments consensuels, tandis que les enjeux plus sensibles sont reportés à la fin des pourparlers, ce qui tend à exacerber les tensions au moment décisif. Dans tous les cas présentés plus haut, la conclusion d’un accord, signifiée par la signature du Canada, et par la suite la ratification des traités sont du ressort exclusif du gouvernement fédéral. Les arbitrages finaux de tous les cas étudiés se sont déroulés sans la présence des provinces.

Dans le cas de l’AECG, malgré l’inclusion inédite des provinces, seuls les négociateurs fédéraux restaient à la table à la fin des discussions. Le comité exécutif du gouvernement fédéral a pris toutes les décisions finales, même lorsque celles-ci concernaient directement les provinces. Un négociateur fédéral explique :

Il est vrai que les provinces n’étaient pas présentes à la table des négociations lors des dernières étapes du processus de l’AECG. Mais je pense que pour l’essentiel, il n’y avait pas de questions de compétence provinciale en suspens. L’accès au marché pour le bœuf, le porc et le fromage, la propriété intellectuelle et le mécanisme investisseur-État relèvent tous de la compétence fédérale.

[…] Il est également normal, dans une négociation, que la participation à la phase finale de conclusion soit limitée. La présence d’une province à la table lui donnerait potentiellement le droit de veto, ce qui serait ingérable et pourrait mettre en péril un accord « visant le bien du Canada ». [traduction libre] (Paquin, 2022)

À la fin de la négociation de l’ACEUM, la situation était la même : le gouvernement fédéral était responsable de toutes les décisions finales. Ainsi, toutes les décisions relatives à des questions sensibles ont été prises au niveau des ministères fédéraux ou à un échelon plus élevé, sans contribution directe des provinces. Au cours des dernières semaines de la renégociation de l’ALENA, les occasions de rencontres entre fonctionnaires fédéraux, provinciaux et territoriaux ont été moins nombreuses. Après le septième cycle, en avril 2018, les négociations se sont tenues principalement entre les ministres et les négociateurs en chef des trois pays signataires de l’ALENA.

Le 27 août 2018, les États-Unis et le Mexique ont conclu un accord bilatéral. Le gouvernement américain a alors exercé une pression maximale sur le Canada pour que ce dernier adhère à l’accord. En août et septembre 2018, toutes les réunions ont eu lieu à Washington, principalement entre décideurs politiques. Avec l’imminence de la date butoir du 30 septembre pour déposer le texte au Congrès et avoir la certitude qu’il serait approuvé à temps pour être signé par le président mexicain sortant, le rythme des discussions entre le Canada et les États-Unis s’est accéléré. Ainsi, peu de place a été accordée aux provinces qui n’ont pu formuler que peu de commentaires et n’ont pas même pu recevoir de mises à jour.

Il convient de rappeler que la renégociation de l’ALENA a été imposée au Canada dans un contexte de forte pression diplomatique, et que le calendrier contraint des discussions, de 13 mois comparativement aux 8 années de négociation de l’AECG, rendait impossible la reproduction du modèle participatif adopté pour ce dernier. De surcroît, l’exclusion temporaire du Canada des pourparlers bilatéraux entre les États-Unis et le Mexique à l’été 2018 a conduit à une forme de négociation asymétrique, qualifiée d’« à prendre ou à laisser », réduisant considérablement les marges de manœuvre du gouvernement fédéral.

Il est peu probable qu’une consultation plus soutenue ou une plus grande inclusion des provinces dans le processus aurait pu modifier de manière substantielle l’issue finale de la négociation de l’ACEUM. En revanche, une participation accrue aurait permis aux provinces de faire valoir leurs préoccupations et de mieux anticiper les compromis envisagés, ce qui aurait facilité l’acceptation politique du résultat. Au Québec, par exemple, la signature de l’accord a été annoncée à la veille des élections provinciales, alors même que la gestion de l’offre constituait un enjeu électoral. Le manque de transparence et d’anticipation a ainsi nourri un vif mécontentement au Québec, ainsi qu’en Ontario.

Malgré ces tensions, les provinces ont finalement privilégié l’acceptation de l’ACEUM, perçue comme une option préférable à une sortie complète de l’accord commercial. Plutôt que de le contester ou d’en exiger la renégociation, elles se sont rapidement orientées vers des discussions portant sur les compensations économiques exigibles de la part du gouvernement fédéral. Il apparaît néanmoins évident que si les provinces avaient bénéficié d’un droit de veto formel, les négociations auraient été considérablement alourdies, voire impossibles. Un tel scénario aurait toutefois obligé le gouvernement fédéral à négocier des compensations en amont, avant même l’annonce officielle de l’accord.

Conclusion

Les mois et les années à venir s’annoncent déterminants pour évaluer le degré de collaboration existant entre le gouvernement fédéral et les provinces en matière de négociations commerciales internationales. Le contexte actuel, marqué par l’attitude résolument hostile de l’administration Trump envers les accords de commerce, et en particulier à l’égard de l’ACEUM, accentue la pression sur l’ensemble des acteurs canadiens impliqués dans la défense des intérêts économiques du pays.

À l’été 2025, le nouveau gouvernement de Mark Carney a exprimé sa volonté de conclure avec l’administration américaine un accord à la fois commercial et stratégique afin de faire abaisser les droits de douane imposés par l’administration Trump. D’après les informations disponibles, les provinces ont été consultées dans le cadre de ce processus, notamment par l’organisation de rencontres de haut niveau entre M. Carney et les premiers ministres provinciaux. Cette configuration rappelle la dynamique observée lors des négociations de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis conclu dans les années 1980.

Cette participation au sommet peut s’expliquer par un facteur conjoncturel : la période de transition politique entre les gouvernements de Justin Trudeau et de Mark Carney, amorcée au début de l’année 2025, a coïncidé avec une intensification des activités diplomatiques et commerciales des provinces auprès des autorités américaines. Plusieurs délégations provinciales ont été particulièrement actives à Washington et dans les capitales des États américains sur les enjeux touchant directement leurs intérêts. Dans un tel contexte, la marginalisation des provinces dans le processus de négociation devient politiquement et institutionnellement difficile à justifier.

Par ailleurs, une autre échéance majeure se profile à l’horizon : conformément à l’article 34.7 de l’ACEUM, une révision de l’accord doit être entamée avant le 1er juillet 2026. Les trois, à savoir le Canada, les États-Unis et le Mexique ont déjà exprimé leur intention d’engager cette renégociation. Cette nouvelle séquence de négociation s’annonce donc incontournable et ramène au premier plan la question de la participation provinciale aux discussions commerciales.

Dans ce contexte, la gestion du fédéralisme commercial canadien sera mise à l’épreuve. L’enjeu ne se limite plus à la consultation ponctuelle ou symbolique des provinces : il s’agit désormais de déterminer dans quelle mesure leur participation peut être structurée, institutionnalisée et intégrée à l’élaboration des mandats et des positions de négociation. À défaut d’une telle reconnaissance, le risque est grand de voir se creuser un écart entre la réalité constitutionnelle du Canada et les pratiques de sa diplomatie commerciale, ce qui pourrait fragiliser la mise en œuvre des accords futurs tout en alimentant les tensions intergouvernementales.

Les revendication, bien connues, du gouvernement américain ont le potentiel de diviser les provinces. Le rapport 2025 du représentant américain au Commerce confirme cette orientation : la gestion de l’offre en Ontario et au Québec, notamment en ce qui concerne les catégories de lait, les normes fromagères, les quotas tarifaires et même les politiques provinciales encadrant la vente d’alcool, sont présentés comme autant d’entraves au commerce. À cela s’ajoutent d’autres enjeux sensibles des relations avec les provinces, tels que les règlements contenus dans la loi 14 concernant l’étiquetage en français au Québec, les mécanismes de soutien à la culture locale, la taxation des géants du numérique, la Loi sur la diffusion continue en ligne (dont la suspension unilatérale par le gouvernement Carney suscite déjà des critiques), les règles d’origine pour l’industrie automobile de l’Ontario, ainsi que les orientations énergétiques de l’Alberta.

Cette négociation interviendra à un moment politiquement sensible, soit à l’approche des élections québécoises prévues à l’automne 2026, ainsi qu’en amont d’un éventuel référendum en Alberta portant sur son statut constitutionnel. Dans un contexte où les accords commerciaux internationaux empiètent de plus en plus sur les compétences des provinces, plusieurs voix se sont élevées pour renforcer l’autonomie provinciale dans les affaires extérieures.

Au Québec, le rapport 2024 du Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels, salué notamment par la première ministre de l’Alberta, s’inscrit dans cette perspective. Ce rapport recommande d’inscrire la doctrine Gérin-Lajoie dans une éventuelle constitution québécoise officiellement codifiée, et d’adopter unilatéralement une révision de la Loi constitutionnelle de 1867 afin de reconnaître explicitement le pouvoir du Québec d’agir à l’international dans ses champs de compétence.

Ce même rapport suggère également que toute adhésion du Québec à un traité international soit conditionnelle à sa participation active aux négociations au sein de la délégation canadienne. Enfin, le rapport appuie la création d’une commission parlementaire permanente chargée des relations internationales du Québec. Ce sont des propositions que le gouvernement fédéral ne peut ignorer.


RÉFÉRENCES

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L’essai de Stéphane Paquin (doctorat Sciences Po Paris) s’intéresse au commerce international canadien du point de vue des provinces, tout particulièrement à la question de leur influence et de leur leadership lors de la signature d’ententes internationales. L’analyse de cinq accords internationaux permet à l’auteur d’illustrer un trait inhérent à la fédération et ses modes de gouvernance : la complexité des mécanismes de consultations entre Ottawa et les provinces. Cet essai explore en détail la participation des provinces aux différentes négociations, le rôle qu’elles exercent pour définir les mandats et influencer les textes en cours de négociation, les effets des traités internationaux sur les compétences constitutionnelles des provinces et du gouvernement fédéral, ainsi que le travail effectué par les provinces lors des arbitrages finaux. Alors que les États-Unis perdent le statut de pays privilégié pour le commerce international, cet essai offre une analyse incontournable du risque que représentent désormais la pratique de la démocratie commerciale et les obligations constitutionnelles des provinces dans la fédération.

Cet essai fait partie de la série Des barrières et des ponts : repenser le commerce au sein de la fédération, publiée sous la direction de Valérie Lapointe par le Centre d’excellence sur la fédération canadienne. Étienne Tremblay a effectué la révision linguistique et la coordination éditoriale. Françoise Miquet s’est chargée de la correction d’épreuves. La mise en pages a été faite par Chantal Létourneau et la conception graphique par Anne Tremblay.

Cet essai a été traduit en anglais et publié sur le site Web du Centre sous le titre The Growing Influence of Provinces in Canada’s Trade Negociations.

Stéphane Paquin est professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique. Il est également titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la confiance et le leadership politique UQTR-ENAP. Il a été admis au Cercle d’excellence de l’Université du Québec en 2024 et a reçu plusieurs distinctions, dont une Chaire de recherche du Canada en économie politique internationale et comparée ainsi qu’une Chaire Fulbright à la State University of New York. Il a publié dans de nombreuses revues scientifiques, telles que le Journal of World Trade, New Political Economy, Politics and Governance, International Journal, The Hague Journal of Diplomacy, le Canadian Journal of Political Science, la Revue canadienne d’administration publique et Études internationales.

Pour citer ce document :

Paquin, Stéphane. (2025). L’influence grandissante des provinces dans les négociations commerciales du Canada. Institut de recherche en politiques publiques.


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llustrateur : Luc Melanson

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