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Mesurer les progrès : dissiper la confusion dans les accords bilatéraux

Ji Yoon Han
par Ji Yoon Han 21 août 2024

Depuis que les libéraux ont été élus pour la première fois en 2015, le gouvernement fédéral a utilisé à maintes reprises le financement conditionnel comme outil pour influencer les politiques dans les domaines qui relèvent de la compétence des provinces et des territoires (PT). Cette pratique est connue sous le nom de pouvoir fédéral de dépenser.1 Le gouvernement fédéral a ainsi conclu une série d’accords bilatéraux avec ses homologues provinciaux et territoriaux dans des domaines tels que la garde d’enfants, les soins de santé et le logement.   

Toutefois, le financement conditionnel signifie qu’Ottawa peut suspendre le financement lorsqu’il n’est pas satisfait ou convaincu par les performances des PT. Il s’en est fallu de peu pour que cela se produise dans un domaine important : le logement.   

Dans le cadre de la Stratégie nationale du logement, le gouvernement fédéral et les PT ont conclu des accords bilatéraux depuis 2018. En vertu de ces accords, le gouvernement fédéral s’est engagé à fournir des fonds aux PT pour qu’ils atteignent des objectifs de logement convenus d’un commun accord, y compris une augmentation du nombre de nouveaux logements sociaux.   

Le gouvernement de l’Ontario a accepté d’augmenter son stock existant de logements sociaux de 15 % pour un montant maximum de 1,7 milliard de dollars sur 10 ans. En avril 2024, le gouvernement fédéral a informé le gouvernement de l’Ontario qu’il n’avait pas suffisamment progressé dans la réalisation de son objectif d’augmenter le nombre de logements sociaux de 15 % et que, par conséquent, Ottawa redirigerait 357 millions de dollars du total vers les 47 gestionnaires de services de l’Ontario.  

Ce montant, qui représente environ 21 % des fonds alloués à l’Ontario dans le cadre de l’accord bilatéral, comprend des fonds alloués à d’autres projets de logement. C’est la première fois depuis l’entrée en vigueur des accords bilatéraux que le gouvernement fédéral menace de réorienter des fonds.   

Mesurer les progrès 

Les progrès réalisés dans le cadre des accords bilatéraux sur le logement sont suivis par le biais de plans d’action, qui doivent être soumis par les PT tous les trois ans (en 2019, 2022 et 2025). En raison de la pandémie, le gouvernement fédéral a donné aux PT la possibilité de soumettre un plan d’action d’un an pour 2022-2023 en échange d’une prolongation du délai pour le plan couvrant 2022-2025. Le Manitoba, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario et la Saskatchewan ont choisi cette option. Ces provinces ont donc présenté un plan d’action 2022-2025 en 2023.   

Après avoir examiné le plan ontarien en 2023, le gouvernement fédéral a conclu que la province n’avait pas fait suffisamment de progrès dans la construction de nouveaux logements locatifs abordables. Il a fait valoir que la province ne prévoyait d’augmenter son parc de logements abordables que de 6 % d’ici à la fin de 2025, alors que d’autres provinces avaient atteint plus de 60 % de leur objectif2. Le gouvernement de l’Ontario a répondu qu’Ottawa n’avait pas reconnu les progrès qu’il avait réalisés dans la réparation de son parc de logements sociaux.   

Par rapport aux progrès réalisés par les autres PT, l’Ontario a été le moins performant. C’est le seul à n’avoir enregistré aucun progrès dans l’augmentation du nombre de nouveaux logements abordables depuis l’entrée en vigueur des accords bilatéraux. Sur la base de ces chiffres, l’Ontario devrait réaliser plus de 90 % de son engagement de construire 19 660 logements à loyer subventionné au cours des 3 dernières années de l’accord, de 2025 à 2028.  

Les efforts déployés par le gouvernement de l’Ontario pour conserver ce financement ont d’abord échoué. La province a proposé de réviser son objectif d’augmenter la construction de nouveaux logements abordables de 28 % d’ici à la fin de 2025, au lieu de 6 %. Le gouvernement fédéral a rejeté cette proposition parce qu’il craignait que l’Ontario ne soit pas en mesure d’atteindre son objectif de 19 660 logements d’ici la fin de l’accord bilatéral. En fin de compte, les gouvernements fédéral et ontarien sont parvenus à un accord selon lequel Ottawa verserait les fonds à la province, comme prévu initialement, et l’Ontario s’engagerait à construire 8 644 nouveaux logements sociaux d’ici à la fin de 2025, soit environ 44 % de son objectif total3. En outre, la province a accepté de présenter son troisième plan d’action plus tôt que prévu, c’est-à-dire avant la fin de 20244. 

Performance provinciale : L’Ontario n’est pas seul 

Bien que l’Ontario soit la seule province à être menacée par le gouvernement fédéral de voir son financement révoqué, elle n’est pas la seule à faire piètre figure. Comme le montre notre analyse, d’autres PT sont également à la traîne.  

Pour évaluer les performances des PT, nous nous concentrons sur deux indicateurs qui sont communs à la plupart des plans d’action provinciaux et territoriaux : un engagement à construire 15 % de logements sociaux supplémentaires et un engagement à réparer au moins 20 % du parc de logements sociaux existant.   

Il y a cependant deux exceptions importantes. Tout d’abord, les Territoires du Nord-Ouest ont accepté de restaurer au moins 27 % du parc existant de logements sociaux en échange d’une réduction de l’expansion des nouveaux logements sociaux (une augmentation de 8 % au lieu de 15 %). Deuxièmement, comme c’est souvent le cas dans les accords bilatéraux, l’accord du Québec diffère considérablement de celui des autres provinces. Le Québec n’était pas tenu de soumettre des plans d’action au gouvernement fédéral et a plutôt incorporé certaines mesures dans le rapport annuel de son ministère du logement. Nous excluons donc cette province et les Territoires du Nord-Ouest de l’analyse qui suit.  

Pour comparer les performances, nous utilisons la moyenne générale du taux d’achèvement du premier indicateur parmi les provinces et territoires inclus, qui était de 64,8 % (voir figure 1). Outre le Québec et les Territoires du Nord-Ouest, l’Île-du-Prince-Édouard a également été exclue de ce calcul car elle a largement dépassé son objectif (408 %). Le ministre fédéral du logement utilise également la moyenne provinciale et territoriale pour comparer les performances, mais présente un chiffre légèrement différent (66%) dont le calcul pour y parvenir n’est pas clair5. Un examen plus approfondi des plans d’action provinciaux et territoriaux pour 2019-2022 et 2022-2025 montre que quatre autres provinces ne parviennent pas non plus à réaliser les progrès sur lesquels le ministre fédéral du logement s’est basé.   

 


Terre-Neuve-et-Labrador (53 %), l’Alberta (52 %), le Nouveau-Brunswick (45 %) et la Colombie-Britannique (38 %) sont en dessous de la moyenne de 64,8 % bien qu’ils soient aux deux tiers de la période de l’accord bilatéral. La Colombie-Britannique se distingue par le fait qu’elle a prévu atteindre seulement 38 % de l’objectif à la fin de la sixième année de l’accord. C’est un peu plus que le premier objectif révisé soumis par l’Ontario (28 %), que le gouvernement fédéral a rejeté. L’objectif de la Colombie-Britannique est inférieur à l’objectif final révisé de l’Ontario (44 %), ce qui en fait le moins bon élève.  

Bien que chacune de ces provinces ait fait plus de progrès que la cible de 6 % initialement prévue par l’Ontario, un effort important sera nécessaire pour atteindre leurs objectifs au cours des trois dernières années des accords bilatéraux. Dans le cas de la Colombie-Britannique, cela signifie qu’elle doit atteindre plus de 60 % de son objectif au cours des trois dernières années de l’accord décennal. Les autres provinces en retard doivent également atteindre environ 50 % ou plus de leurs objectifs au cours des trois dernières années.  

Le deuxième indicateur inclus dans notre analyse est la rénovation d’au moins 20 % du parc de logements sociaux existant. La figure 2 montre les progrès réalisés dans les différents PT, en utilisant une fois de plus la moyenne comme point de référence, qui était de 65,5 %. Le deuxième plan d’action de l’Ontario n’ayant pas encore été rendu public, les données ne sont pas disponibles après 2023.  

 

 

Bien que la performance moyenne des PT ait été meilleure, la performance individuelle d’un plus grand nombre de provinces et territoires a été moins bonne. Six provinces ne devraient pas atteindre l’objectif prévu d’ici à la fin de 2025 : le Manitoba (51 %), la Nouvelle-Écosse (27 %), la Saskatchewan (48 %), le Nouveau-Brunswick (22 %), la Colombie-Britannique (50 %) et l’Ontario (49 %).   

En outre, deux de ces provinces, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick, n’ont prévu rénover pratiquement aucune unité supplémentaire pour la période 2022-2025 (respectivement 504 et 0 unités supplémentaires prévues). Bien que les progrès du Manitoba soient meilleurs que ceux du Nouveau-Brunswick, cela signifie tout de même que la moitié de l’objectif de rénovation du parc de logements sociaux de la province devra être atteint entre 2022 et 2025. Le Nouveau-Brunswick ne devrait atteindre que 22 % de son objectif d’ici la fin de 2025, et aucune unité supplémentaire n’est prévue. La Nouvelle-Écosse, avec 27 % de son objectif, risque de se retrouver dans une situation similaire.  

Jusqu’à présent, le gouvernement fédéral n’a pris aucune mesure pour dénoncer le manque de progrès de ces provinces. Après que l’Ontario a présenté un plan d’action révisé, le ministre fédéral du logement a fait remarquer que « [ce] plan les met sur un pied d’égalité avec la plupart des autres provinces quant à leur situation actuelle » et que « cela place l’Ontario dans une position où elle sera en mesure de remplir les obligations qu’elle a acceptées au départ6 ». Mais il est exagéré de suggérer que les autres provinces et territoires sont sur la bonne voie pour remplir leurs obligations.  

En résumé, 5 provinces, dont l’Ontario, devront construire environ 50 % de leur objectif de nouveaux logements sociaux entre 2025 et 2028, et 4 provinces devront atteindre au moins 50 % de leur objectif de rénovation de leur parc existant de logements sociaux au cours de la même période. Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse devront atteindre environ 75 % de leurs objectifs au cours de cette période.  

L’argument du gouvernement fédéral pour menacer de réorienter une partie du financement de l’Ontario vers les municipalités est que la province est très en retard par rapport à ses pairs en ce qui concerne la construction d’un plus grand nombre d’unités de logement social. Mais ce n’est pas la seule province ou le seul territoire qui risque sérieusement de ne pas remplir ses obligations en vertu des accords bilatéraux d’ici à la fin de 2028.   

Exigences et conditions de performance 

L’un des principaux problèmes réside dans le fait que les accords bilatéraux ne fixent pas de normes de performance claires. Les accords prévoient plusieurs conditions que les provinces et les territoires doivent remplir pour recevoir des fonds, qui sont alloués par l’intermédiaire de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). Les conditions sont les suivantes : 

  1. Un formulaire de réclamation doit être soumis et répondre aux exigences des termes de l’accord.
  2. Les exigences environnementales énoncées dans l’accord doivent être respectées à la date d’envoi de la réclamation.
  3. Les plans d’action convenus d’un commun accord doivent être finalisés et les rapports requis doivent être soumis.
  4. Le montant total de la contribution de la SCHL au cours de l’exercice financier ne doit pas dépasser le montant maximal disponible pour l’exercice financier pour chaque initiative applicable.
  5. Les PT doivent fournir un rapport d’étape tous les six mois (en plus du plan d’action) afin de s’assurer que des progrès ont été accomplis dans la réalisation des objectifs et des résultats convenus, ainsi qu’un état annuel audité des décaissements pour chaque exercice financier.

En outre, deux sections (7.9 et 7.10) portant spécifiquement sur les remboursements et les ajustements stipulent que tout financement qui n’est pas conforme, tout montant qui dépasse les montants totaux de la contribution équivalente par les provinces et les territoires ou tout financement non réclamé peut entraîner la retenue des fonds.  

Bien que ces exigences ne fassent pas directement de la réalisation des objectifs une condition du déblocage des fonds par le gouvernement fédéral, les plans d’action doivent faire l’objet d’un accord « mutuel » pour que les fonds soient débloqués. Si le gouvernement fédéral n’est pas d’accord avec les objectifs inclus dans les plans d’action ou s’il n’est pas satisfait des progrès rapportés par les PT (comme dans le cas de l’Ontario), il a le droit de rejeter les plans d’action et de retenir les fonds.  

Notre analyse montre qu’il y a un manque de clarté concernant les progrès que le gouvernement fédéral juge satisfaisants, étant donné que plusieurs provinces sont en dessous des cibles, mais que seul l’Ontario a presque vu ses fonds retenus. Cette situation place clairement le gouvernement fédéral en position de dicter ce que les PT peuvent et ne peuvent pas faire, le plaçant au-dessus d’eux dans le processus de prise de décision. 

La clarté est importante 

Ce différend a été source d’incertitude et d’instabilité pour tous les niveaux de gouvernement. Mais le manque de clarté ne se limite pas aux accords bilatéraux sur le logement. Les accords bilatéraux en matière de soins de santé et de garde d’enfants contiennent des stipulations similaires selon lesquelles le financement fédéral peut être retenu si les provinces ou les territoires ne parviennent pas à un accord mutuel sur les plans d’action.  

Il est dans l’intérêt de tous les niveaux de gouvernement de clarifier les choses. Pour le gouvernement fédéral, des conditions plus claires quant au moment où les fonds peuvent être récupérés peuvent inciter les PT à atteindre leurs objectifs. Pour ces derniers, des normes et des seuils plus clairs créeront de la stabilité et peut-être une plus grande confiance lorsqu’ils concluront des accords avec le gouvernement fédéral. Enfin, plus de clarté signifie moins d’anxiété pour les gouvernements municipaux, qui ont été pris entre l’arbre et l’écorce avec Ottawa et les provinces à plus d’une occasion.  

En fin de compte, bien que l’Ontario et le gouvernement fédéral soient parvenus à un accord, le différend a créé beaucoup d’incertitude et d’instabilité pendant que les deux gouvernements négociaient. Mais que se serait-il passé faute d’accord ?   

Le progrès exige de la clarté et il est dans l’intérêt de toutes les parties d’élaborer un accord qui y parvienne.   

1 Pour une perspective historique de l’utilisation du pouvoir de dépenser par le gouvernement libéral, voir Graefe, P. et N. Forillo, 2023. The federal spending power in the Trudeau era: Back to the future?, Centre d’excellence sur la fédération canadienne. 

2 CBC News, 2024. « Ontario may lose $357M in federal funds for affordable housing », 27 mars. 

3 Stone, L., 2024. « Ontario, federal governments reach $357-million agreement after months of dispute », The Globe and Mail, 28 mai.  

4 Gouvernement de l’Ontario, 2024. « Déclaration conjointe de l’honorable Sean Fraser, ministre du Logement, de l’Infrastructure et des Collectivités, et de l’honorable Paul Calandra, ministre des Affaires municipales et du Logement de l’Ontario », 28 mai. 

5 Ramzy, M., 2024. « Trudeau government bypasses Doug Ford, sending housing money straight to Ontario municipalities. », Toronto Star, 6 mai. 

6 Stone, L., 2024. « Ontario, federal governments reach $357-million agreement after months of dispute », The Globe and Mail, 28 mai.  

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À propos du Centre d’excellence sur la fédération canadienne

Le Centre d’excellence sur la fédération canadienne est une initiative de recherche permanente de l’IRPP qui a pour objectif d’approfondir la compréhension du Canada en tant que communauté fédérale.

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